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Il s’installe dans sa voiture, garée en face de la maison. Les rideaux de la salle de séjour sont tirés. Il en va de même pour ceux des étages, sauf que là-haut ils ne sont pas opaques, ce qui lui permet de voir qu’il y a de la lumière.

Elle est donc là. Il en est pratiquement sûr.

Il est déjà venu la veille, il s’est garé à un endroit d’où il pouvait surveiller la maison. Il s’y trouvait toujours, attendant calmement, patiemment, lorsqu’elle était sortie et avait descendu l’escalier donnant sur la rue. La commerçante du rez-de-chaussée, la rousse aux cheveux teints, l’avait aperçue, avait ouvert sa porte et l’avait appelée car elle avait un mot à lui dire. Ensuite, la vieille s’était retirée dans son magasin avec tout son bric-à-brac, tandis que la fille Hollander tournait à gauche et mettait le cap à l’ouest. La circulation automobile allant dans le sens ouest-est dans la 74e, sa voiture faisait face à Central Park West et il lui avait fallu se retourner sur son siège pour la voir longer les immeubles jusqu’à Columbus Avenue et disparaître à l’angle de la rue.

Exactement le même itinéraire que celui qu’il avait emprunté avec Ivanko la nuit fatidique, des taies d’oreillers jetées sur l’épaule comme de vulgaires sacs de linge. Plus lourdes que des sacs de linge, cependant, et le poids avait déséquilibré Cari, exagérant sa claudication.

Deux pédés qui vont faire leur lessive, qu’il s’était dit, mais il n’en avait soufflé mot à Cari Et il n’avait pas eu l’occasion d’y faire allusion ultérieurement car il n’avait pas voulu attendre ; il n’avait pas osé et, dès qu’il avait pu, il avait sorti le pistolet qui avait tressauté à deux reprises dans sa main – juste une petite pétoire, sans guère de recul –, mais enfin… il avait tressauté et Cari s’était étalé les quatre fers en l’air, et Vengin avait tressauté encore une fois et Cari ne bougeait plus, et ne bougerait plus jamais.

Il avait attendu dans sa voiture, un bras sur le dossier du siège, à regarder par la vitre arrière et se remémorer, tout se repasser dans la tête, ce souvenir, et c’est alors quelle avait reparu, qu’elle s’était dirigée vers la maison une fois de plus, tenant à la main un sac en plastique avec ses provisions. Il s’était retourné, ne voulant pas être surpris en train de la fixer, et l’avait observée du coin de l’œil tandis qu’elle arrivait à la maison et gravissait les marches.

La clé dans la serrure, s’était-il dit. Maintenant tu tournes, et puis tu pousses, c’est ça. Et n’oublie pas l’alarme…

Et là, vingt-quatre heures après il n’est pas certain de savoir quoi faire. A deux reprises ce matin, il a failli lui téléphoner. Il a répété plusieurs conversations dans sa tête, pour décider finalement de ne pas l’appeler. Il est là, il la sait chez elle, il envisage d’aller sonner, de lui expliquer qu’il habite le quartier. Vaudrait-il mieux, au contraire, lui laisser penser qu’il s’est déplacé dans le seul but de la voir ? Peut-être devrait-il lui raconter qu’il passait dans le coin, mais de telle façon qu’elle en conclue qu’il est venu exprès pour lui présenter ses respects et lui donner un conseil.

Mais est-ce une bonne idée ? Peut-être, comme il le répète souvent aux autres, peut-être faut-il impérativement laisser du temps au temps. Il arrive que le mieux soit de ne rien faire. Qu’a donc écrit Pascal ? Que tous les malheurs de l’homme viennent de ce qu’il est incapable de rester seul en repos dans sa chambre.

Il est seul dans une voiture…

Qu’est-ce que c’est que ça ? Deux hommes, dont on ne sait pas d’où ils viennent. Le premier, un Blanc, est un monsieur d’âge mûr, l’autre, un Noir, est beaucoup plus jeune. Ils gravissent les marches du perron, le plus vieux sonne.

Des témoins de Jéhovah venus annoncer la fin du monde. Un vieux Blanc, un jeune Noir, le couple est invraisemblable. La première chose qui vient à l’esprit quand on voit pareil attelage, c’est quil s’agit de deux homos. Le Blanc est un micheton et le Noir fait le tapin.

La porte s’ouvre, elle les invite à entrer.

Peut-être, songe-t-il, vont-ils ressortir avec des sacs de linge. Deux pédés qui s’en vont à la laverie automatique. Mais ils restent un bon moment à l’intérieur, presque une heure. Sa montre bipe à moins dix, il se dit qu’il devrait rentrer.

Sauf qu’il ne le fait pas. Quelque chose le retient ici, la conviction sereine que c’est important, que ces deux-là ne sont pas des visiteurs ordinaires.

Il ne quitte pas la porte des yeux, il est en train de la fixer quand elle s’ouvre et que reparaissent les deux individus. Elle se referme derrière eux, les voilà qui descendent les marches. Il se rencogne dans l’ombre de peur qu’on l’aperçoive. C’est ridicule, il est de l’autre côté de la rue, dans sa voiture. Personne ne peut le voir, il se rend compte que s’il se cache, c’est qu’il a quelque chose à cacher…

Cache-toi de tout le monde. Il parvient, au prix d’un effort surhumain, à s’avancer sur son siège, à se retourner et à bien les regarder.

Et malgré tout il recule, car il a déjà vu le plus âgé. Il vient seulement de le reconnaître, peut-être parce qu’il ne l’avait pas bien observé, mais maintenant ça y est, et oui, il le reconnaît.

Et le jeune Noir ? L’a-t-il déjà vu ?

Franchement, comment savoir ? Non que les jeunes Noirs se ressemblent tous, il n’est pas idiot. Seulement on le pense, dans sa tête on enregistre « Jeune Noir » et on ne va pas chercher plus loin. Délibérément, il détaille les traits de son visage, bien décidé à l’identifier la prochaine fois qu’il le verra.

A supposer qu’il le revoie.

Ils vont vers l’ouest. Exactement comme hier, lorsqu’elle est sortie faire ses courses. Il n’est pas garé dans le bon sens, il est obligé de se retourner pour les observer. En les voyant s’approcher de l’angle de la rue, il est brusquement certain qu’ils jouent un rôle important dans toute cette histoire et que c’est une erreur de les laisser filer comme ça.

Il n’hésite pas. Il descend de voiture, la ferme à clé et les suit.

Maintenant, songe-t-il, ils vont tourner et monter en voiture, et lui va se retrouver à pied. A moins qu’ils ne hèlent un taxi. Bon, s’il y en a un, il y en aura bien deux. Avec un peu de chance le sien suivra le leur.

Mais ils ne prennent ni voiture ni taxi. Ils tournent dans Columbus Avenue, le jeune sort un portable, appelle quelqu’un, parle, puis tend l’appareil au vieux, qui a fini de discuter lorsqu’ils traversent la 72e. Le jeune range son appareil et ils continuent vers l’ouest jusqu’au prochain carrefour, et sont alors happés par la bouche de métro à l’angle de Broadway et de la 72e.

Il est étonnamment facile de les suivre. La station est mal conçue, il y a des tourniquets différents suivant qu’on veut remonter ou descendre dans le centre, mais il a de la chance, il est assez près pour les voir franchir ceux qu’empruntent les gens qui se dirigent vers le nord, il leur emboîte le pas et choisit un endroit situé à une dizaine de mètres d’eux. Il se place de façon à pouvoir les observer du coin de l’œil, tout en ne leur offrant que son profil, son corps étant en grande partie masqué par d’autres voyageurs.

Ce n’est pas qu’ils regardent alentour, ni qu’ils se douteraient de quelque chose. Il pourrait sans doute se planter à côté d’eux sans éveiller les soupçons.

Il y pense, en se disant que ce serait peut-être intéressant de savoir de quoi ils parlent.

S’il n’y en avait qu’un, le vieux, et s’il y avait moins de monde sur le quai… C’est vrai, quoi, ça arrive tout le temps, ce genre de choses. On se met tout près, on attend, en calculant l’approche de la prochaine rame, puis on décoche une ruade, on pousse, et si on est malin, on peut même faire semblant d’essayer de sauver la personne en question, de rattraper l’individu qu’on vient d’envoyer valdinguer sur les rails.

Ridicule. Mais il doit reconnaître qu’il a des fourmillements dans les mains, comme s’il prévoyait leur rôle.

Intéressant, ce qu’on apprend sur soi…

Un métro express[12] qui arrive. Ils montent dedans, lui aussi, en entrant par une autre porte du wagon. Ils sont debout, leurs mains à trente centimètres l’une de l’autre, agrippent la barre au-dessus d’eux. Il s’assied et les regarde sans qu’ils lui rendent la pareille.

Encore un arrêt avant la 96e Rue. Les portes s’ouvrent. Ils descendent, discutent, ne font pas attention à lui qui les suit. Une fois de plus il reste environ dix mètres en arrière, et c’est avec eux qu’il emprunte l’omnibus de Broadway lorsqu’il arrive.